Le travail de nuit est un cancérigène probable
- andreauldry
- 8 juin 2024
- 10 min de lecture
Article initialement publié dans la revue syndicale du VSLF "LocoFolio", édition 2024/1

Le chemin de fer en Suisse possède un « argument commercial » majeur : il a des horaires étendus, ce qui permet à une bonne part de la population de pouvoir compter dessus et de laisser la voiture au garage, voire même d’y renoncer entièrement, non seulement pour les trajets pendulaires mais aussi pour les loisirs.
Le Léman Express illustre bien cela. Du côté suisse (et jusqu’à Annemasse) circulent des trains de 5h à 1h du matin, toute la nuit le week-end et avec une fréquence au quart d’heure même le dimanche. Résultat : la population peut « compter sur le train » et la fréquentation dépasse les prévisions, au point de rendre l’offre presque insuffisante quelques années à peine après la mise en service. Du côté français, le néant s’offre à vous dès le début de soirée. A peine quelques trains éparpillés et quelques cars qui font pâle figure et l’affluence n’est évidemment pas au rendez-vous. Ainsi, une infrastructure ayant coûté 1,6 milliard ne peut être exploitée à son plein potentiel.
Pour la population, la tendance à avoir toujours plus de trains le week-end et la nuit est clairement un bénéfice indéniable. Pour les mécanicien·nes de locomotive (et autres employé·es des chemins de fer), il s’agit d’une pression toujours plus forte sur la vie privée et la santé. Cet article se concentrera sur le travail de nuit, en prenant en compte la situation aux CFF.
Les indemnités pour travail de nuit actuelles sont divisées en deux catégories : monétaires et bonifications de temps. La deuxième catégorie a l’avantage de pouvoir être utilisée pour réduire la durée des tours de service nocturnes et/ou de permettre quelques congés supplémentaires sur l’année, réduisant directement la pénibilité.
Les indemnités monétaires peuvent aussi indirectement servir à réduire le temps de travail mais leur utilisation est ainsi plus indirecte et leur valeur n’est pas indexée avec les salaires, ce qui est problématique. Aux CFF, l’indemnité de nuit (20h-6h, dès 18h le samedi) se monte à 6 frs par heure. De mémoire de mécanicien·ne de locomotive, ce montant est quasiment inchangé (les plus anciens se souviennent d’une indemnité de nuit fixée à 5.80 frs). Ainsi, depuis les années 80, en suivant le coût de la vie, l’indemnité devrait en 2023 avoir clairement passé la barre des 10 francs. Ou, dit autrement, sur la partie monétaire, l’indemnité de travail de nuit a été réduite ces dernières décennies de 40% au moins, avec un calcul pourtant très conservateur.
En termes de temps, c’est plus complexe à mesurer : il y a différentes indemnités prévues par la CCT, les réglementations sectorielles (BAR) et liées à l’âge. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque déjà, le législateur avait presque entièrement refusé de prévoir dans la loi les indemnités... nous y reviendrons.
Essayons de synthétiser et de se baser sur des exemples le plus concret possible, basé sur les indemnités aux CFF, malgré les différences entre entreprises de transport ferroviaire (ETF) et au sein des divisions de celles-ci. Le travail de nuit jusqu’à minuit est en résumé indemnisé de 6 frs et 6 minutes par heure, de même que le travail qui commence à 4h00 (réveil pour l’humain qui subit ça : 3h00 maximum, en pleine nuit). Autrement dit, un·e mécanicien·ne qui travaille jusqu’à minuit aura 24 frs et 24 minutes.
Évidemment, cela dépend de sa position sur l’échelle salariale mais on peut partir du principe qu’il aura l’équivalent d’une grosse heure de bonification. Pour rentrer chez lui à minuit passé et n’avoir donc vu personne de sa famille ou de son cercle social ce jour-là. Il ira se coucher à une heure plus tardive que recommandé par les médecins, après avoir passé une soirée de travail irradié de lumière blanche (le progrès technologique n’a pas encore atteint les cabines de conduite…).
Le matin, c’est encore pire : un tour de service qui commence à 4h sera indemnisé de 12 frs et de 12 minutes (avec la réglementation sectiorelle de l'unité Conduite des trains) : un peu plus de trente minutes de bonification à peine, pour quelqu’un qui s’est levé à 3h du matin, en pleine nuit. Un tel réveil a un impact clair et net sur la santé.
Aux heures les plus nocturnes, de minuit à 4h00, voire 5h00, la bonification est un peu moins honteuse et on peut partir du principe qu’elle s’élève à environ une demi-heure par heure de travail. A mettre toutefois en lumière avec la très forte pénibilité du travail en pleine nuit. Un réveil à 1h30 du matin pour un début de service à 2h30 rapportera certes à peu près deux heures de bonification mais l’effort ne vaut clairement pas la chandelle.
Un impact clair et net sur la santé disions-nous ? Récemment, la science l’a démontré de manière très claire. Les impacts sont cardio-vasculaires et digestifs principalement. Les risques de développer un diabète sont plus importants et, depuis le début des années 2000, le travail de nuit (entre 23h et 6h) est qualifié de « probablement cancérogène », groupe 2A[1].
Sacrifier des années de vie en bonne santé et risquer de développer un cancer pour trois fois rien : telle est la réalité des tours de nuit et la plupart des tours du matin.
Depuis que la science a clairement établi les effets délétères du travail de nuit (plus ou moins depuis le début des années 2000, pour fixer une date où le doute n’est plus permis), qu’est-ce que les employeurs ont fait pour protéger leur employé·es ? La réponse est claire, nette et brève : rien de concret.
Au contraire, le trafic la nuit s’est très largement intensifié, comme nous l’avons énoncé en introduction, et les tours de service avec. Là où il y a quelques décennies les tours de nuit étaient principalement marchandises et relativement légers, il s’agit désormais d’allers-retours de trafic régional intenses et sans pause. Conduire un train de minuit à 4h00 sans interruption si ce n’est trois fois dix minutes de rebroussement où à peine trois à quatre minutes peuvent être utilisées pour souffler, voilà souvent la réalité de ces tours.
Alors que font les employé·es concerné·es ? De très nombreux·euses mécanicien·nes demandent un temps partiel, de plus en plus en souvent contraints, pour supporter le rythme. Travailler à 90% parce que le 100% est insupportable, c’est une baisse de salaire déguisée : beau remerciement pour un·e salarié·e qui assume des tâches qui sont susceptibles de lui faire développer un cancer !
De même, des groupes dits « light » ont été mis en place. Cela permet aux plus proches de la retraite de souffler quelque peu (sans leur épargner l’ensemble du travail de nuit) en étouffant encore plus les autres. Dans les deux cas, les employé·es adoptent des tactiques de survie qui ne sont pas acceptables ni viables à long terme.
Le constat est limpide : la loi et les règlements en vigueur ne protègent pas suffisamment les employé·es confronté·es au travail de nuit et les entreprises de chemins de fer n’assument pas leur responsabilité sociale et de protection de la santé de leurs travailleur·euses.
Avant d’essayer de comprendre pourquoi en se penchant sur l’historique de la situation, notons un autre constat : il s’agit toujours du bas de l’échelle qui est confronté à ce travail de nuit. La classe ouvrière, qualifiée dans le cas présent, est surreprésentée dans le travail de nuit. Et parmi les professions plus libérales et/ou universitaires, ce sont les stagiaires et les « petits nouveaux » qui sont confrontés à cela. Citons les médecins de garde à l’hôpital ou les avocat·es commis·es d’office.
De même, il s’agit d’emplois qui ne sont pas « bureaucratisés » et qui ont donc été relativement oubliés dans la classification des fonctions à l’extrême par des ressources humaines « new management ». Le travail de nuit n’est tout simplement pas une compétence/fonction valorisée et doit donc se contenter de maigres indemnités.
La première règlementation légale sur la durée du travail et du repos dans les entreprises de transport remonte à 1872. A l’époque, elle portait principalement sur la nécessité d’accorder un dimanche sur trois de repos. Une vingtaine d’années plus tard, à la fin du XIXe siècle, les premiers éléments de limitation de la durée quotidienne du travail apparaissent.
On entre alors dans la première grande phase de la législation suisse sur le sujet qui peut être considérée comme une phase de progrès pour les travailleurs. On part de très loin, mais des améliorations sensibles ont lieu. La loi de 1890 et sa révision en 1902 instaurent les tours de service d’environ onze à douze heures maximum et les tours de repos entre neuf et onze heures. Le nombre de jours de repos annuel passait de 17( !) à 52. La durée du jour de repos a été fixée à 32h (24+8) minimum.
En 1920 a lieu une dernière révision positive pour les travailleurs, marquant la fin du cycle précité. Elle consista principalement à… introduire des vacances ! Un siècle plus tard, nous attendons toujours la révision « progressiste » suivante… Ce n’est pas un hasard si nous avons aussi commémoré récemment la dernière grève générale en Suisse, qui eut lieu en 1918, sous l’impulsion des cheminots. Ces dates ne coïncident certainement pas par hasard…
Nous entrons maintenant dans la deuxième phase historique des règlementations sur la durée du travail, s’étendant de 1920 à 1971 : une période de stagnation, où ceux qui voient le verre à moitié plein parleront d’une consolidation des acquis (un peu plus de vacances et un peu plus de jours de repos, en 1948 et 1956) et où ceux qui voient le verre à moitié vide estimeront qu’il s’agit du début de l’inversement du rapport de force entre les travailleurs et le parlement fédéral, largement bourgeois sans discontinuer, encore de nos jours.
Il est intéressant de constater que sur les éléments principaux, à l’exception des vacances, tout est déjà fixé plus ou moins comme aujourd’hui en 1920. La durée des services, les tours de repos, les jours de repos n’ont que peu évolué dans la loi. Heureusement, des règlementations sectorielles et des conventions au sein des entreprises ont pris le relais pour améliorer encore quelque peu les conditions de travail des mécanicien·nes de locomotive.
En 1971 a lieu l’apparition de la Loi sur la durée du travail (LDT) que l’on connaît encore de nos jours et qui marque le début de la troisième phase pour les travailleur·euses : celle de la régression de leurs droits. Le contexte politique a changé et le Conseil fédéral, dans son « Message à l’Assemblée fédérale concernant une nouvelle loi sur le travail dans les entreprises de transports publics »[2] n’en fait pas mystère : « la LDT vise en premier lieu la sécurité de l’usager des moyens de transports publics ». Le travailleur est une charge qu’il y a lieu de protéger non pas pour lui-même mais pour les usager·ères. Le paroxysme en est atteint dans les années 2010 quand les entreprises de chemins de fer soutenues par l’OFT dépensent des milliards à fonds perdus pour une prétendue automatisation afin de chasser les mécanicien·nes de locomotive (dans d’autres domaines, c’est réussi ou en passe de l’être…). Cela s’est vite avéré un mirage complet et idiot mais souvenons-nous, les années 2010, ne correspondent-elles pas à la période où l’évidence scientifique de la dangerosité du travail de nuit s’est faite irréfutable ? Les entreprises de chemins de fer et l’autorité fédérale de surveillance ont donc jeté des milliards à la poubelle là où quelques dizaines de millions auraient suffi à protéger tant que faire se peut les travailleur·euses ?
Dans la loi de 1971 qui, comme dit plus haut, marque le début de la régression des conditions de travail pour les cheminots, apparait tout de même une nouveauté intéressante : la prise en compte du travail de nuit, absent de la loi de 1920.
Les syndicats, à cette période, revendiquaient un supplément de temps de 25% entre 20h et 6h. Les employeurs se sont opposés au principe même d’un supplément pour le travail de nuit. Il est à noter que certaines entreprises versaient déjà une indemnité monétaire pour le travail de nuit. Les représentant·es des employeurs s’opposaient donc à un « double dédommagement ». Le Conseil fédéral de l’époque soutient totalement les employeurs pour les phases de 20h à minuit et de 4h à 6h. Il note tout de même qu’entre minuit et 4h, cette « forme extrême » de travail nocturne mérite d’introduire dans la loi un supplément de temps de 25% sur cette période.
Depuis, la disposition a été abrogée de la LDT et transférée sur l’Ordonnance correspondante, à l’article 7. Il est ajouté la bonification en temps d’au moins 10% (six minutes) de 22 à minuit et une très légère augmentation de 25 à 30% de la bonification entre minuit et 4h, respectivement 5h si le service a commencé avant 4h. On remarque le léger décalage avec les recommandations scientifiques (qui arriveront principalement ultérieurement) liées au travail de nuit, qui est plutôt estimé de 23h à 6h mais on remarque aussi que le nombre d’heures couvertes est équivalent. Le bât blesse plutôt sur l’infâme faiblesse des indemnités.
Malheureusement, dans les dernières décennies du XXe siècle et au début du XXIe siècle, le rapport de force s’est largement inversé et les travailleur·euses n’ont que peu d’espoir d’obtenir une amélioration de leurs conditions par la majorité bourgeoise du parlement fédéral. Au contraire : la transformation des CFF en société anonyme à la fin des années 1990 et les pseudo-obligations de rentabilité qui y sont associées vont mettre une forte pression sur les conditions des mécaniciens. C’est alors que commence une course effrénée en direction des limites de cette loi et des autres règlements, dans une recherche de productivité. A nouveau, on ne peut que déplorer le parallèle temporel navrant avec la classification comme cancérigène probable du travail de nuit.
Un demi-siècle après le début de la phase de régression des acquis, les cheminots travaillant la nuit sont essorés par leurs tours de service, perdent de l’espérance de vie et des années de vie en bonne santé (tout en cotisant autant que les autres travailleurs « de jour » pour une retraite dont ils profiteront mécaniquement moins…) et le travail de nuit atteint ses limites. Les autorités devraient s’en inquiéter ne serait-ce que dans leur recherche initiale d’assurer la sécurité de l’usager·ère des transports publics.
Toutefois, nous constatons clairement que ce n’est pas le cas. Au contraire : en plus d’avoir libéralisé les CFF, elles ont libéralisé l’ensemble des chemins de fer en suivant avec plaisir le mouvement européen. Le mécanicien ou la mécanicienne travaille donc désormais dans une entreprise soumise à concurrence (principalement artificielle, en tout cas dans le trafic voyageurs) et qui ne peut donc plus vraiment offrir des conditions supérieures au minimum légal, sous peine d’être plus chère que ses concurrentes et de perdre le marché. Aucune modification dans les indemnités et l’organisation du travail de nuit n’a été prise dans le sens des travailleurs depuis le changement de millénaire, qui coïncide avec l’apparition des preuves comme quoi le travail de nuit est nuisible à la santé. Un scandale sanitaire.
On l’a compris : le départ de la quatrième phase ne viendra pas de la politique elle-même (aucune amélioration n’a jamais découlé de la volonté parlementaire bourgeoise mais seulement des travailleurs et de leurs revendications). Les syndicats ont donc un rôle à jouer, mais lequel ? On l’a vu, le changement ne peut intervenir qu’en renversant la vapeur au niveau légal : il est temps de s’y atteler. La population et les représentants politiques doivent être alertés encore et encore, jusqu’à ce qu’un changement devienne perceptible.
La situation pour le personnel par rapport au travail de nuit est grave mais pas désespérée. Suffisamment grave pour encourager les syndicats à se pencher de manière approfondie sur la thématique. Suffisamment aussi pour conduire aussi à remettre en question des principes fondamentaux qui sont actuellement trop gravés dans le marbre, comme la paix du travail ? Rien n’est moins sûr pour le moment. A l’époque, seule la grève avait permis des améliorations notables des conditions de travail. Les syndicats sauront-ils trouver une nouvelle manière de faire pression, ou faut-il revenir aux « bonnes vieilles méthodes » ? Poser la question est peut-être commencer à donner la réponse. En tout cas, quelque soit la solution choisie, le statu quo n’est plus tenable pour les employés qui souffrent.
[1] Groupe 2A : les agents cités sont probablement cancérogènes pour l’homme. Le classement d’un agent dans cette catégorie est préconisé s’il n’existe pas de preuve formelle de cancérogénicité chez l’homme, mais des indices concordants de sa cancérogénicité pour l’homme et des preuves suffisantes de cancérogénicité expérimentale chez les animaux de laboratoire.





Commentaires